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COMPTE-RENDU : « Principes de l’ONU relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme : stratégies d’action pour la société civile » – Avec l’ONG Sherpa

Le 19 décembre 2014 -

Le 19 décembre 2014, Sandra Cossart, Responsable RSE de Sherpa, association de juristes et d’avocats, a présenté à une vingtaine de participants de 7 pays (Bénin, Cameroun, Chine, France, République Démocratique du Congo, République du Congo, Sénégal) les grands modes d’action utilisés par Sherpa. Elle a expliqué en détail le processus de développement de la proposition de loi sur le devoir de vigilance des sociétés mères et donneuses d’ordre. Cette proposition de loi a été depuis adoptée en 1ère lecture à l’Assemblée nationale le 30 mars 2015. Les prochaines étapes sont l’inscription à l’agenda du Sénat et son vote en l’état puis le décret en Conseil d’état. Une telle loi est une 1ère mondiale. Ce compte-rendu retrace donc le processus de la proposition, dans lequel Sandra a été extrêmement engagée.

Voici le support de présentation :

Image Présentation PDNU Sherpa

 

 

 

 

 

Sherpa utilise le droit au service des victimes de crimes économiques, et concentre son action sur les filiales et chaînes d’approvisionnement d’entreprises occidentales. Sherpa utilise plusieurs moyens d’action, qui vont de l’action en justice au lobbying et à la négociation avec les entreprises – c’est ce qui est détaillé ci-après.

Contexte

Historiquement, dans les années 50, les états étaient la cible majeure des défenseurs des droits de l’homme. Ils étaient régulièrement accusés de violations des droits civils et politiques. Le contexte a évolué. Nous assistons actuellement à la montée en puissance des entreprises comme sujet des droits de l’homme, le plus souvent pour les droits économiques, sociaux et culturels (DESC).

Sous la pression de la société civile, l’ONU a en conséquence publié en 2009 un Cadre pour les entreprises et les droits de l’homme, qui repose sur 3 piliers :

  • Le devoir de l’État de protéger les individus contre les violations des droits de l’homme
  • La responsabilité et l’obligation des entreprises de respecter les droits de l’homme
  • Le principe de réparation pour les victimes de violation

Les Principes directeurs pour les entreprises et les droits de l’homme de l’ONU (2011) complètent ce cadre. Le Cadre et les Principes font en fait suite à l’échec d’un projet de norme ONU sur les entreprises et les droits de l’homme portés auparavant (2003) par les organisations de la société civile (OSC). Dans le Cadre défini par l’ONU (triptyque), on remarque que les entreprises sont un acteur au même niveau que les états, ce qui a été critiqué. C’est une vision anglo-saxonne.

La montée en puissance du thème entreprises et droits de l’homme est une conséquence du développement des multinationales et de leur puissance. Elles étaient 7 000 dans les années 70, elles sont plus de 80 000 en 2011. Le chiffre d’affaires cumulé des 10 premières ETN dépasse le PIB de l’Inde et du Brésil réunis.

Lobbying

Sherpa dénonce l’absence de cadre international contraignant pour les droits humains et les entreprises. Le groupe est une notion économique qui ne correspond pas à une notion juridique. Le droit n’a pas évolué à la même vitesse que les activités économiques. Les multinationales comme Total, Rio Tinto etc. qui ont plus de 900 filiales dans le monde fonctionnent comme un groupe et pourtant ils ne sont pas des sujets de droit. Les décisions du siège descendent dans les filiales, et les dividendes remontent aux actionnaires. Mais la responsabilité de la filiale ne remonte pas à la société mère, car le droit des sociétés repose sur 2 principes juridiques : l’autonomie de la personne morale et sa responsabilité limitée. En conséquence, en cas de dommages (sociaux et environnementaux) causés par la filiale à l’étranger, il n’est pas possible de remonter juridiquement à la société mère. C’est la filiale qui sera responsable devant la justice, bien que ce soit la société mère qui a pu prendre la décision qui a mené au dommage. Sherpa a une démarche de lobbying pour faire reconnaître ce vide, en arguant que la réalité juridique doit coller à la réalité économique.

Sherpa essaie activement de faire reconnaître la responsabilité de la société mère envers ses filiales à l’étranger. Pendant plusieurs années, Sherpa a travaillé avec d’autres ONG sur la notion de groupe. Mais politiquement cela ne passait pas. Il y a donc eu réorientation de la stratégie, pour se concentrer sur le devoir de vigilance. Le devoir de vigilance est un concept plus acceptable auprès des politiques, notamment car il est mentionné dans le Cadre et les Principes des Nations Unies. On utilise ainsi un cadre international, pour le décliner dans le droit français. C’est ainsi que le travail de Sherpa a débouché sur la proposition de loi sur le devoir de vigilance, déposée initialement en 2013 par des députés socialistes et écologistes.

Que peut-on faire en tant qu’association? Les pouvoirs publics se reposent beaucoup sur les autres parties prenantes et ont délégué leur pouvoir de rédaction de la loi à des instances multi-parties prenantes. Le cadre législatif est un cadre de co-régulation par différents acteurs. Dans cette méthode de rédaction des lois, les pouvoirs publics espèrent un consensus, ce qui obligent les OSC avec des convictions ou des agendas précis à renoncer à certains aspects pour se concentrer sur d’autres.

A l’origine de la proposition de loi, il y a l’expertise juridique de Sherpa qui s’est associée à Amnesty International et le CCFD pour porter ce combat. Cette action inter-associative s’est plus tard élargie à tout le Forum Citoyen pour la RSE, mobilisant d’autres associations et des syndicats. Les organisations patronales font aussi entendre leur voix. En tant qu’expert juridique, Sherpa a pu analyser les qualités et les défauts de la proposition de loi. Celle-ci n’est pas le nec plus ultra, mais elle permet d’appréhender les problématiques droits de l’homme et entreprises. Amnesty International et le CCFD peuvent mettre la pression sur les députés grâce à leur taille et réseaux d’adhérents. C’est cette interaction entre les associations qui a permis de mobiliser des députés. Le gouvernement a bloqué la première proposition de loi (votée le 29 janvier lors d’une niche verte), puisqu’il avait refusé qu’elle soit inscrite dans une niche socialiste et donné comme consigne aux députés socialistes de voter contre. C’est, malheureusement, le drame du Rana Plaza qui a incité les responsables politiques à réagir fortement.

Dans le contexte français actuel, la seule façon de responsabiliser la maison mère, c’est en s’appuyant sur le devoir de vigilance. Sherpa met en avant pour les entreprises que la meilleure prévention des risques c’est la loi. La proposition de loi sur le devoir de vigilance renverse la charge de la preuve. Car c’est aux victimes de prouver la faute, et le lien de causalité, ce qui est difficile car souvent, dans les pays du Sud, il n’y a pas de transparence sur les impacts RSE. Avec la loi, ce serait à l’entreprise de prouver qu’elle a mis en place un devoir de vigilance pour prévenir des dommages environnementaux et sociaux. C’est un grand changement.

Il y a eu d’autres beaux succès de l’action de la société civile en termes de plaidoyer et de lobbying sur les entreprises et les droits de l’homme :

  • 26/06/2014 : Résolution des Nations Unies pour un traité contraignant sur les entreprises et les Droits humains
  • Evolution de la définition de la RSE par la Commission : de principes volontaires (2001) à la responsabilité des entreprises vis-à-vis des effets qu’elles exercent sur la société (2011)

Néanmoins nous sommes dans un contexte de co-régulation, de régulation hybride et articulée. C’est plus ou moins un système de soft-law et de régulation privée, donc de dérégulation.

Sensibilisation dans les pays du Sud

Sherpa a mis en place une « Caravane juridique », qui opère sur deux volets en Afrique francophone :

  1. Formation – Qui consiste en une intervention pour comprendre les normes internationales et les adapter au contexte local.
  2. Etudes de cas pratiques sur une allégation de violation des droits de l’homme/de l’environnement – L’objectif est d’aider à monter un dossier juridique sur une atteinte aux droits humains ou à l’environnement par une entreprise. Sherpa analyse avec la situation locale ainsi que la législation du pays et évalue, avec ses partenaires locaux, la responsabilité de l’acteur économique. Souvent dans les allégations soulevées par les ONG locales, il peut y avoir confusion entre la responsabilité de l’état et la responsabilité de l’entreprise.

Négociation avec les entreprises

Les ONG doivent faire attention au green/social washing lorsqu’elles s’engagent dans des coopérations avec les entreprises. Les coopérations peuvent être efficaces lorsqu’elles sont pointues et exigeantes, comme par exemple Carrefour et la FIDH qui collaborent sur la chaîne d’approvisionnement depuis de nombreuses années.

Sherpa a un modèle hybride, basé sur le pragmatisme à la lecture juridique des dossiers, et avec pour objectif la défense des communautés impactées. Parfois il est plus intéressant de négocier une compensation pour les communautés, car les procès sont longs, coûteux et incertains. Le refus de négocier peut faire partie de la stratégie de l’association, comme le font certains ONG.

Sherpa a négocié en 2009 des accords avec Areva pour le Gabon et le Niger. Ce n’est pas vraiment un partenariat. Sherpa avait envisagé différents angles d’approche. L’accord semblait la meilleure manière d’obtenir une compensation financière pour les personnes atteintes de maladie. Cet accord incluait un processus d’indemnisation des malades. Après 3 ans, Sherpa a dénoncé les Accords car il y a eu un changement de direction, et Sherpa a analysé que les Accords avaient perdu de leur teneur. Les accords avaient pour objectif de pousser l’entreprise a s’améliorer. Pour l’ONG dans ce type de collaboration, il y a un risque de perdre sa crédibilité et d’y mettre beaucoup d’énergie et de ressources sans résultat probant.

Contentieux 

Il y a deux grands types de contentieux :

  • Extra-judiciaire : avec par exemple les Principes de l’OCDE qui incluent un mécanisme de recours dit « Circonstance spécifique » dont l’aboutissement est la publication d’un avis par le PCN (Point de contact national) du pays où est déposé le recours : c’est le droit dit mou, sans sanction.
  • Judiciaire : il faut choisir une juridiction, pénale ou civile, et dans ce cas, le procès peut aboutir sur une condamnation et une sanction.

Dans certains cas, des ONG entreprennent une «strategic litigation», en portant un cas auprès de la justice pour en faire un exemple et montrer que tel ou tel droit a ses limites (par exemple, l’indemnisation des victimes).

Processus extra-judiciaire : Sherpa a déposé en 2010 un recours avec d’autres ONG contre le groupe Bolloré et la Socapalm (Cameroun) auprès du PCN français, sur la base des Principes directeurs de l’OCDE. C’est un processus très chronophage et qui dure longtemps. Depuis 4 ans à ce jour, Sherpa a négocié et cherché la médiation avec un très gros groupe. Pendant 2 ans le groupe a bloqué en s’appuyant sur le fait qu’il n’avait qu’une participation minoritaire dans Socapalm. A force de persuasion de la part de Sherpa et du PCN, le groupe est venu à la table des négociations. Toutefois, les ONG n’ont pas toujours les ressources pour se lancer dans de telles procédures qui demandent beaucoup de temps et qui peuvent se solder par un échec car cela ne repsoe que sur la bonne volonté des entreprises. Les recours devant les PCN ne sont utiles que s’il n’est pas possible de porter une affaire devant le juge.

En terme judiciaire, Sherpa a notamment déposé une plainte contre Auchan pour publicité mensongère en 2013. L’enquête judiciaire a été ouverte 2 mois après. La réaction des juges a été plus rapide qu’un an auparavant, pour une plainte similaire contre Samsung. Il y a une plus grande sensibilité des juges sur ce type d’affaire. La limite du droit dans ce cas est que la seule chose qu’on peut faire face à un tel drame, c’est de porter plainte pour publicité trompeuse (NB : l’affaire Samsung a été classée sans suite depuis).

Les procédures judiciaires sont très coûteuses et longues pour les victimes et les associations qui les soutiennent donc pas toujours souhaitables. Mais il est important d’avoir des procès pour construire la jurisprudence et faire prendre conscience de la nécessité de faire évoluer le droit.

Pour les entreprises, les questions à se poser pour évaluer leur possible complicité dans la chaîne de valeur sont :

  • La violation était-elle prévisible en raison des actions passées?
  • Quelle est la proximité du fournisseur dans la chaine de sous-traitance par rapport à l’entreprise ?
  • L’entreprise est-elle le principal acheteur du fournisseur ? (et a-t-elle ainsi pu lui influer sur ses conditions d’opération, volontairement ou non ?)

Il y a de nombreux exemples d’allégation de complicité des entreprises dans des violations des droits humains, c’est un vrai risque pour les entreprises.

Accès à la justice

Faciliter l’accès à la justice est un thème de travail de Sherpa, recherché par deux moyens :

  1. Appréhender la responsabilité de la société mère ;
  2. Aider les victimes à accéder à la justice. Il faut favoriser le regroupement des victimes pour intenter une procédure judiciaire collective. Cette pratique est moins développée en Europe qu’aux USA. Toutefois les actions de groupe ont été introduites en 2014 dans le droit français, pour quelques thèmes – mais pas (encore) pour l’environnement et la santé.

Dernier mode d’action utilisé par les ONG (mais pas Sherpa) : interpellation

Il comprend le boycott, l’activisme actionnarial – achat d’actions pour pouvoir participer à l’Assemblée Générale de l’entreprise. Ce dernier est cher, mais donne de la visibilité, rend audible, et permet de changer les choses sur le moyen terme. La perte d’opportunité commerciale qui peut résulter du boycott ou de l’interpellation a la capacité de faire bouger les entreprises.

Questions et réponses

Commentaire : Une participante remarque qu’au Bénin, elle a assisté à la caravane juridique de Sherpa : « A la suite, nous avons adressé des lettres à des autorités afin de trouver des solutions aux violations des droits humains observés sur le terrain et ceci est resté sans suite. Alors, au sein de mon organisation, nous avons mis en place une section spécialisée en RSE qui tente de sensibiliser les entreprises en matière de RSE à travers des formations telles que le rôle de l’entreprise pour la protection de l’environnement inscrit dans le Pacte mondial de l’ONU. »

Q : Que penser des instruments européens ?

En général on reste en fait sur des cadres nationaux avec un chapeau européen. Ce ne sont pas vraiment des outils avec dimension internationale, comme ce que préconise Sherpa.

Les entreprises vont avoir 2 ans pour transposer la Directive sur le reporting RSE dans leur droit national, il va être intéressant de suivre ce mouvement. Sherpa et d’autres ONG européennes ont la volonté d’inclure aussi le devoir de vigilance dans la législation européenne.

Sherpa est souvent consulté par d’autres pays européens suite à son engagement pour la proposition de loi. Si cela se passe comme pour le reporting RSE, la France inspirera sans doute d’autres pays pour l’inscription dans le droit du devoir de vigilance.

Q : Je constate que la RSE s’applique plus aux entreprises multinationales, n’est-il pas possible de l’appliquer aussi aux PME ?

Les ONG dont Sherpa se concentrent sur les entreprises multinationales car celles-ci ont plus de moyens pour mettre en place le devoir de vigilance, et elles ont des impacts forts de par leur taille, donc il y a un effet de levier fort. Les PME ont moins de moyens pour mettre en place des processus de diligence, elles sont donc un peu moins responsables. Les entreprises multinationales ne doivent pas se défausser sur les PME en reportant sur elles les risques. Elles doivent assumer la responsabilité de leur chaîne de valeur.

Q : Que penser des audits ?

Les audits ne sont pas la panacée pour beaucoup d’ONG comme la nôtre, qui pensent qu’ils devraient être revus et renforcés.

Il y a aussi les mécanismes de plainte mis en place par les entreprises, qu’elles mettent en avant auprès des institutions internationales. Les ONG doivent prendre position par rapport à ces mécanismes, et être vigilantes pour s’assurer que ce ne sont pas des cache-misères, car ces mécanismes sont mis en place par l’entreprise.

Les ONG arrivent à montrer qu’avec des Codes de conduite volontaires, il y a des obligations qui y sont attachées, et que la loi peut être utilisée pour faire respecter ces obligations. On arrive à une judiciarisation et une contractualisation des engagements volontaires des entreprises, qui deviennent alors obligatoires.

Q : Quels sont les bénéfices du devoir de vigilance pour les entreprises ?

On peut citer :

  • Amélioration des relations avec les parties prenantes et les employés
  • Maitrise des risques juridiques et donc financiers
  • License pour opérer – avec les communautés et aussi légal

Q : Comment collaborer avec l’OIT ?

L’accord OIT/entreprises sur le fonds d’indemnisation pour les victimes du Rana Plaza est exemplaire : novateur, intelligent, un « smart mix ». Il fait participer l’ensemble des parties prenantes, mais s’est fait sous la coupe de l’OIT, qui a le statut d’institution internationale mixte. Il faudrait renouveler ce type d’accord sur d’autres sujets ou secteurs.

Photo : G. Barton – Site EuropeAid

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