Du travail « low cost » au « travail forcé » : les agences de placement sur la sellette

13 décembre 2013 - RH Sans Frontières [RHSF] - Auteurs : Martine Combemale, directrice de Ressources humaines sans frontières et Marie Gracié, ancienne inspectrice du travail, responsable de la sous-traitance RHSF

Du travail « low cost » au « travail forcé » : les agences de placement sur la sellette

Le débat sur la protection des travailleurs détachés dans l’Union européenne, visant à renforcer leur protection, a jeté un nouveau coup de projecteur sur un rouage essentiel des flux de travailleurs migrants dans une économie globalisée, les agences de placement.

Parfois accusées de fournir du « travail low cost » ou de créer du « dumping social » dans les pays développés, elles sont également souvent tenues pour responsables du « travail forcé » dans les économies émergentes.

Selon l’Organisation internationale des migrations (OIM), le nombre total des migrants dans le monde a augmenté ces dix dernières années de 150 millions de personnes en 2000 à 214 millions aujourd’hui, ce qui en ferait le cinquième pays le plus peuplé du monde.

Leur sort nous concerne tous car, au bout de la chaîne de sous-traitance, ils interviennent dans la fabrication de nos produits de consommation.

Dans des zones économiques développées telles que l’Europe, ces travailleurs sont soit détachés dans le cadre d’une opération de sous-traitance d’une entreprise de leur pays d’origine, soit mis à disposition dans une entreprise étrangère au travers d’une agence de placement. Ils se rencontrent principalement dans les BTP, ou encore dans l’agriculture.

Un autre phénomène se développe depuis quelques années, connu sous le nom de « migration pour le travail sud-sud », avec de très nombreux travailleurs quittant leurs pays d’origine (Indonésie, Philippines, Birmanie…) pour occuper un emploi dans des pays d’accueil souvent très demandeurs : par exemple les travailleurs migrants représentent 94 pour cent de la main d’œuvre du Qatar, 34 pour cent à Singapour, et 25 à 35 pour cent en Malaisie.

La plus grande part des mouvements entre les pays d’origine et les pays d’accueil passe, en Europe comme dans les pays émergents, par des agences de placement ou d’intérim, qui font le lien entre les demandeurs d’emploi et les entreprises nécessitant de la main d’œuvre. Ce passage obligé des travailleurs migrants les met à la merci d’un système souvent opaque et présentant de nombreux risques.

Dans l’Union européenne, la «directive sur les travailleurs détachés» (1996) encadre les conditions de salaires et de protection sociale de ces migrants. Mais dans des secteurs comme le Bâtiment et les travaux publics (BTP), le recours à ces travailleurs via des sociétés européennes de travail temporaire correspond souvent à des salaires tirés vers le bas et des conditions sociales bafouées..

Les travailleurs migrants, parents pauvres des économies émergentes

La situation est beaucoup plus critique dans les économies émergentes – notamment en Asie du Sud-Est ou au Moyen Orient (Qatar, Arabie Saoudite…) -, où les accords entre États sont souvent inexistants, les migrants mal informés de leurs droits, les donneurs d’ordre peu regardants sur les conditions d’embauche chez leurs sous-traitants, et les intermédiaires à l’origine de pratiques menant au travail forcé.

Les études menées sur place dans des entreprises d’Asie du Sud-Est par l’ONG Ressources humaines sans frontières (rhsansfrontieres.org) ont révélé que les agences d’emploi, dans les pays d’origine des travailleurs migrants comme dans les pays d’accueil, contribuaient fortement à des situations de travail forcé tel que défini par le Bureau international du travail : «toute forme de travail non volontaire imposée sous la menace d’une sanction», dont les retenues sur salaires ou la confiscation des passeports, mais également «un labeur long et pénible, effectué dans des conditions très dures et très peu rémunérées».

Ainsi, les contrats signés avec l’agence de recrutement du pays d’origine ne correspondent pas toujours à ceux présentés par une autre agence lors de l’arrivée du migrant dans le pays d’accueil. Ou encore, lorsqu’ils existent, les contrats sont rédigés dans une langue que ne comprend pas le travailleur et les conditions de travail dans le pays d’accueil ne sont pas précisées.
Dans le pays d’accueil, tous les frais obligatoires liés à son emploi sont à la charge du salarié : transports sur place, examen de santé, visa de travail, et même le rapatriement en cas d’accident du travail.
Étant donné la multiplicité des intermédiaires (agences de placement, entreprise…), le travailleur migrant ne sait pas qui est vraiment son employeur et vers qui se retourner en cas de problème.
Par ailleurs, le remboursement des frais de recrutement dans le pays d’origine peut représenter jusqu’à plusieurs années de salaire. Les travailleurs accumulent ainsi des dettes énormes avant même d’avoir commencé à travailler et sont contraints, de ce fait, de faire des heures supplémentaires très importantes pour s’acquitter de leur dû auprès des recruteurs.
Enfin, les migrants se voient généralement supprimer leurs passeports le temps de leur engagement pour leur interdire de changer d’entreprise sur place, ou de quitter le pays. L’entreprise ou l’agence d’intérim peuvent ainsi les renvoyer dans leur pays ou les faire expulser, pour n’importe quelle raison, sans aucune protection syndicale  ou gouvernementale.

Responsabiliser les institutions internationales, les gouvernements,  les commanditaires, et informer les travailleurs

Dans les économies développées comme dans les pays émergents, l’amélioration du sort de cette main d’œuvre dépend, dans des proportions variables, de quatre principaux verrous : les institutions internationales, les États, les entreprises et donneurs d’ordre, et une meilleure information des travailleurs migrants.
En Europe, le durcissement par les gouvernements de l’application de la «directive sur les travailleurs détachés» décidé récemment à Bruxelles, même limité puisque certaines clauses ne s’appliqueront qu’au secteur du BTP (Bâtiments – Travaux publics), permettra de corriger certaines dérives.

Dans les économies émergentes, il est illusoire de penser que le changement puisse être mis en œuvre par les États seuls. Les  institutions internationales comme l’OCDE, l’OMC ou l’Union européenne peuvent faire pression en incluant des clauses spécifiques dans les échanges commerciaux ou les financements de projets. Les conditions d’attribution des aides internationales pourraient représenter un formidable levier de changement pour faire respecter les droits de l’Homme au travail, et notamment lutter contre le travail forcé.

Un autre facteur d’évolution peut incomber aux donneurs d’ordre. Dans certains cas, ils agissent déjà sur leur chaîne de sous-traitance pour l’amélioration des conditions de travail des employés au travers de codes de conduite et, parfois, d’audits de suivi. Mais ce n’est pas suffisant. Ils devraient également se renseigner très précisément sur les risques sociaux comme le travail forcé dans les pays de sous-traitance, et se préoccuper des conditions de recrutement des entreprises locales, et donc des agissements des agences de placement des pays d’origine et d’accueil des migrants.
Enfin, une information des travailleurs sur leurs droits fondamentaux, directement ou au travers de syndicats et ONG, est indispensable. Malheureusement, ces migrants sont souvent illettrés ou ne pratiquent pas la langue du pays d’accueil.

Pour contourner ces handicaps, Ressources humaines sans frontières (RHSF) a lancé un concours international de dessins, sous la présidence de Plantu (www.hrwithoutborders.org/fr/concours-design). Chaque dessin représentera un droit essentiel, et des planches réalisées avec les œuvres retenues par des jurys de travailleurs migrants et de dessinateurs internationaux seront affichées dans les entreprises.

Les décisions des ministres du Travail de l’UE sur la situation des travailleurs détachés vont dans la bonne direction. Elles doivent être l’occasion d’une prise de conscience plus large de la communauté économique internationale des conditions d’emploi et de vie des migrants dans les entreprises des pays émergents.

Photo : RSE et PED – Malaisie

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